Pourquoi il faut échapper aux grandes plateformes de livraisons et aux impacts délétères de leurs pratiques ?
Après une épuisante journée de travail, vous ne vous sentez pas de préparer le dîner. Avec des amis, vous voulez organiser une soirée conviviale sans vous prendre la tête. Le midi en télétravail vous devez absolument avancer sur un projet, mais vous avez un petit creux. La solution simple et rapide ? Commander local à un restaurateur de Lyon ou de la région. Vous savez que dans la demi-heure un livreur Uber Eats, Just Eat ou Deliveroo sera chez vous, avec des plats délicieux.
Oui, mais… Une sorte de mauvaise conscience s’empare de vous et vient titiller votre engagement de consommer mieux. Car l’état de la planète vous inquiète et vous savez que les gestes citoyens du quotidien sont essentiels pour sa sauvegarde. Qu’est-ce qui vous chiffonne ? En quoi se faire livrer serait-il dévastateur ? Qu’est-ce qu’on reproche donc à Deliveroo, Uber ?
On vous explique tout. Et rassurez-vous, il existe des moyens alternatifs de se faire plaisir en toute éthique.
À Lyon comme partout en France, un changement rapide des modes de vie
Les questions existentielles n’ont pas commencé le boom des livraisons de repas à domicile. Bien avant déjà, beaucoup commençaient à s’interroger sur le changement des modèles de consommation et les tentatives de nouvelles sociétés à en profiter.
Une nouvelle économie qui recycle les travers de l’ancienne
Souvenez-vous. Au début des années 2010, nous nous extasions sur l’avènement de la consommation collaborative. Elle allait révolutionner nos modes de vie, nous permettre de consommer autrement, d’échanger sans produire ni jeter, de tout arranger côté climat sans même que nous n’ayons d’effort à fournir !
Le co-voiturage a soudain eu le vent en poupe, des sites de revente et d’échanges sont apparus, nous allions vers un autre monde. Jusqu’à ce que d’ambitieuses start-ups, voyant dans cette nouvelle mode une opportunité de faire du business, s’y intéressent et prennent la main. Avec un sens du marketing éprouvé, de nouveaux entrants ont détourné le sens même de collaboratif. En lançant des VTC avec chauffeur.e.s indépendant.e.s, Uber est devenu l’emblème de cette vision dévoyée. Assurant la seule mise en relation entre une voiture et son client ou sa cliente, l’entreprise n’apportait rien de révolutionnaire au métier de taxi lui-même ni à son empreinte écologique. L’économiste Benjamin CORAT écrivait en 2016 dans Mediapart, « sous couvert de modernité, Uber a fait un hold-up idéologique sur l’économie collaborative, transformant une disposition citoyenne en source de profits. Il a mis en place une économie de prédation en lieu et place d’une économie de partage. »1
L’irrésistible croissance des livraisons à domicile
D’autres entreprises étaient déjà à la manœuvre. S’appuyant sur les nouvelles technologies et une chaîne logistique performante, Amazon nous a habitués à concevoir la livraison à domicile comme une routine.
Touchant tous les secteurs, cette vague concerne aussi les repas. On peut s’enorgueillir de nos traditions culinaires bien ancrées dans notre culture. Les études du Crédoc ne cessent de le montrer : le repas structuré résiste en France, et se conçoit comme une longue pause en famille, élaboré sur place2. Toutefois, la propension à commander des plats préparés et à se les faire livrer s’est progressivement installée dans de nombreux foyers.
Une étude de Kantar3 sur le sujet indique qu’en 2019 près de 30 % des ménages ont passé commande au moins une fois dans l’année. Même si ce phénomène concerne au premier chef les jeunes urbains, sa tendance à s’étendre à des zones périphériques ou moins denses est notable. On se fait livrer aussi bien à Tassin-la-Demi-Lune qu’à Couzon-au-Mont-d’Or !
Les années Covid ont renforcé l’attrait pour ce type de service. Entre 2019 et 2020, première année de la pandémie, le nombre de livraisons a augmenté de 40 %, selon une étude du GIRA4. Dans le même temps, et poussés par les restrictions de déplacements, de plus en plus de restaurateurs indépendants se sont inscrits dans un modèle mixte, consommation à table et à emporter ou livrer.
On ne peut contester l’existence d’une adhésion massive à ce type de service. Alors pourquoi critique-t-on tellement les grandes entreprises de livraison dont, en règle générale, la clientèle se déclare satisfaite ?
Deliveroo, Uber, les quatre manquements qu’on leur reproche
Pour faire simple, l’étendue de la gamme d’acteurs sur le créneau des livraisons de repas à domicile est large. Partant des restaurants et des chaînes de restauration livrant par leurs propres moyens, cela va jusqu’aux agrégateurs-livreurs, qui se contentent de gérer les commandes via une plateforme digitale sophistiquée et de les livrer. C’est sur ces derniers comme Deliveroo ou Uber eats surtout que se concentrent les critiques.
Un manque flagrant d’éthique collective
Tout a commencé par une attaque en règle contre la régulation et les protections sociales mises en place de très longue date par les états. Uber a construit un modèle destiné à contourner partout dans le monde les lois et autres « freins » au commerce. Pourquoi payer des taxes et abonder les systèmes de santé, de chômage, pourquoi s’astreindre à vérifier qu’un employé ne travaille pas trop, au détriment de sa condition physique… ? Et franchement, le syndicalisme a-t-il sa place dans des projets si innovants ? Tout cela a un coût pour l’entreprise. La modernité, selon ces start-ups ambitieuses, c’est d’abord la liberté de s’affranchir de toute éthique sociale. Or, les règles en vigueur, venues pour la plupart des nombreux et longs combats pour de meilleures et plus sûres conditions de travail, sont autant l’émanation que les piliers d’une société. Construction collective, elles sont là pour permettre à chacun de vivre dignement dans son pays.
La plupart des états ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Attaqués par leurs employé.e.s, Uber ou Deliveroo se voient progressivement contraints par les tribunaux d’appliquer les lois, de considérer leur personnel comme des salarié.e.s. Ainsi, le tribunal correctionnel de Paris a-t-il condamné Deliveroo en avril 2022 pour « travail dissimulé »5. Et l’Union européenne réfléchit à des critères plus protecteurs6.
Une exploitation cynique de la précarité
Cette tentative de déréguler, d’attaquer les fondements d’un certain ciment social a bien sûr un objectif : permettre aux entreprises d’utiliser à leur guise, selon leurs propres conditions et au moindre coût des autoentrepreneur.e.s taillables et corvéables à merci. Bref, d’exploiter les situations de fragilité de personnes sans travail fixe et cherchant un revenu.
Alors que le nombre de candidats aux livraisons ne cesse d’augmenter, la concurrence est de plus en plus rude. Une aubaine pour les grosses entreprises. Qu’une course moyenne rapporte moins de 10, voire même de 5 euros n’est pas pour étonner. Pour gagner à peu près sa vie, il faut en faire des trajets ! Aller vite, plus vite que les autres, et prendre des risques. Traverser tout Lyon en vélo, aller du 8ème arrondissement à La Mulatière en un temps record, il y a de quoi s’épuiser. Soutenir les commerçants locaux a un prix, que le client final ne paie pas toujours… Sans compter que bien souvent les moyens de locomotion, vélos ou scooters, ne sont pas à la charge de la société. Satisfaire son client, c’est savoir être agile, jongler, et quand un problème, une panne, voire un accident surviennent, accepter de perdre son revenu.
Attention aux services claironnant leur respect de l’éthique ! Certaines start-ups comme Just eat ont cherché à manœuvrer de manière plus régulière, en salariant leur personnel. La grève de ses livreurs à Lyon, par exemple, en a montré les limites. L’éthique semble ici mise au service d’une communication publicitaire alors que ses salarié.e.s gagnent en moyenne encore moins que chez la concurrence7. Arnaque ? Impossibilité de concurrencer des entrepreneurs sans foi ni loi ? Peut-être un peu des deux. Mais accepteriez-vous de payer deux fois plus cher pour vos repas livrés à domicile, garantissant ainsi des conditions de travail et un salaire décents ?
Livraison de repas chez soi : un grand pas en arrière pour l’environnement
La livraison à domicile a-t-elle un impact sur l’environnement ? La réponse est oui ! Étonnant n’est-ce pas ? Principal souci, les déchets que cela génère. Car pour transporter et garder au chaud des plats sans qu’ils ne parviennent défigurés chez les gastronomes, il en faut des boîtes ! En 2019, avant les années Covid, le secteur a produit 600 millions d’emballages à usage unique ! Essentiellement du plastique. Sous l’impulsion d’associations comme Zero Waste France, le ministère de la Transition écologique a proposé une charte de bonne conduite. Celle-ci a été signée par les principaux acteurs du secteur. Qui ont fixé des objectifs pour réduire rapidement ces émissions8. Si la suppression rapide du plastique semble sur de bons rails, le recours à des emballages recyclés et recyclables est-il une solution durable ? On sait que le recyclage a un coût, et qu’un grand nombre de matières dites « biodégradables » prennent des années voire plus avant de se fondre dans la nature. Sans pour autant s’engager formellement, les signataires déclarent travailler à proposer des contenants réutilisables. Utopique ou réaliste ? Les années à venir le diront.
Et l’empreinte écologique du déplacement lui-même, vous demandez-vous ? La plupart des plateformes revendiquent un transport « vert » en vélo ou en véhicule électrique. Sans insister sur les ravages écologiques causés par la production et le recyclage des batteries électriques, la stratégie marketing verte de nombre d’entreprises semble bien optimiste. En 2021, France info9 avait étudié un millier de livraisons Uber eats et Deliveroo sur Paris et sa banlieue. Contrairement aux discours rassurants, plus de 8 sur 10 étaient effectuées en scooter thermique. Il faut aller vite, gagner toujours du temps… Même s’il ne s’agit que d’une photographie ponctuelle, il est certain qu’une bonne partie de nos commandes à faire porter chez nous contribuent à la pollution comme au réchauffement climatique.
Deliveroo, Uber eats et les autres, complices de la malbouffe ?
Dernier argument des analystes critiques de cette activité : elle favoriserait une alimentation mauvaise pour la santé. Une étude de Yougov10 fin 2021 mettait en avant les types de plats plébiscités pour les livraisons de repas à domicile : sans surprise, la pizza serait la grande gagnante, suivie des burgers, kebabs et tacos…
Sans doute commander des salades est-il moins fréquent, mais tout est affaire d’occasion et de fréquence. Contrairement aux contempteurs de « junk food », on peut au contraire penser que ce contexte de la restauration importée reste exceptionnel pour la plupart d’entre nous : se retrouver entre amis, faire une soirée télé/streaming en famille… S’il est évidemment essentiel d’avoir une alimentation équilibrée, les petits écarts occasionnels paraissent bien véniels… Sans compter que l’offre de produits plus structurés, moins gras ou peu sucrés ne cesse de croître.
Bonne nouvelle : vous pouvez oublier Deliveroo et Uber eats. Faites-vous livrer en consommant responsable !
Faut-il renoncer au plaisir ou à la facilité de se faire livrer à manger chez soi ? Rien de pire que des engagements trop contraignants, souvent vécus comme punitifs. Lorsqu’on y regarde de plus près, notre société fourmille d’alternatives encourageantes, portées par des citoyennes et citoyens engagés et par des collectivités locales. La contre-attaque s’organise ! Un exemple qui sera certainement suivi : en Seine–Saint-Denis, des chauffeurs de VTC ont décidé de s’organiser en coopérative11. Plus de 500 sont déjà dans le projet et 2000 autres en passe de les rejoindre. Leur intérêt : obtenir de meilleures conditions de travail, des tarifs plus avantageux (rien à reverser aux actionnaires de telle ou telle plateforme), pour des courses au même prix que celles proposées par les grandes sociétés. Le conseil départemental a décidé de financer l’initiative, la rendant ainsi d’autant plus crédible. On peut penser que ce type de démarche va se propager dans les années à venir à des métiers de la même galaxie.
En matière de restauration importée chez soi, des structures se sont créées pour contrer l’« ubérisation ». Souvenez-vous de Traboulotte, lancé par deux Lyonnaises fin 2018. Malheureusement, le manque de moyens a écourté l’aventure et le service de livraison éthique à domicile a disparu un an plus tard. Mais d’autres reprennent le flambeau sur de mêmes valeurs. Vous aimez la nourriture végan ? Eatic, plateforme créée fin 2020, actif sur Lyon et sa région, cherche à cocher toutes les cases éthiques : une nourriture de restaurants proposant des plats veggies, faits d’ingrédients naturels ; une structure d’actionnariat ouverte à toute personne souhaitant s’y engager ; des contenants recyclables, réduits à leur plus simple expression, sans couverts. Quant à la livraison elle-même, la plateforme recourtre encore à un service externe, Stuart, pas le pire en la matière, mais a pour objectif de salarier prochainement une équipe de coursiers à vélo. Si vous cherchez bien, vous trouverez sur le net de multiples initiatives locales, des restaurants livrant par leurs propres moyens, de petites coopératives en construction…
Mais avant d’appuyer sur l’appli de votre téléphone, demandez-vous s’il n’est pas plus simple d’appeler votre restaurant favori à deux pas de chez vous et de venir vous-même récupérer, pourquoi pas avec vos contenants, ses plats succulents ? C’est le meilleur moyen de vous faire plaisir en épargnant notre planète !
Article rédigé par : Jean-Pierre Loisel
Sources :
1 https://www.mediapart.fr/journal/economie/090216/benjamin-coriat-uber-fait-une-opa-ideologique-sur-l-
economie-collaborative Article payant
2 https://www.credoc.fr/publications/les-diners-des-francais-representations-et-opinions
3 https://www.kantar.com/fr/inspirations/consommateurs-acheteurs-et-distributeurs/2019-la-food-
delivery?par=fr/A-la-une/la-food-delivery
4 https://www.giraconseil.fr/le-marche-de-la-livraison-de-repas-en-2020
5 https://www.france24.com/fr/france/20220419-la-justice-française-condamne-deliveroo-pour-travail-dissimulé
6 https://www.capital.fr/economie-politique/uber-deliveroo-lue-songe-a-considerer-les-livreurs-comme-des-
salaries-1422456
7 https://www.rue89lyon.fr/2021/10/05/just-eat-lyon-autre-forme-esclavage-livreurs-avec-jolie-couverture-
marketing/
8 https://www.novethic.fr/actualite/environnement/dechets/isr-rse/livraison-de-repas-deliveroo-uber-eats-frichti-
s-engagent-a-reduire-de-moitie-les-emballages-en-2022-149536.html
9 https://www.francetvinfo.fr/economie/autoentrepreneurs/enquete-franceinfo-comment-uber-eats-et-deliveroo-
ont-fait-derailler-la-livraison-a-velo-au-profit-du-scooter_4378091.html
10 https://fr.yougov.com/news/2021/11/29/les-francais-et-la-livraison-domicile/
11 https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/seine-saint-denis/seine-saint-denis-un-projet-de-
cooperative-de-chauffeurs-vtc-contre-l-uberisation-2519636.html
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